Le journal Island Tides est, selon moi, l’une des publications les mieux informées et les plus sensibilisées à propos de notre empreinte écologique collective et individuelle sur la planète. Cependant, je me heurte sans cesse à une zone d’ombre. Nous ne toucherions pas au saumon d’élevage, mais avons peu conscience des dommages gigantesques faits par l’élevage de crevettes.
Vandana Shiva, scientifique brillante et militante, m’a confié que parmi toutes les industries qui se sont implantées en Inde – usines de produits chimiques, mines et agriculture industrielle—l’élevage de crevettes a été la pire. En fait, grâce à l’opposition et à une contestation judiciaire, la Cour suprême de l’Inde a banni toute expansion de l’élevage de crevettes.
Cette opposition ne s’est pas manifestée de façon aussi efficace ailleurs. Des opposants au Bangladesh et en Thaïlande ont été tués. En 1990, Korunamoyee Sardar, une héroïne du Bangladesh qui a combattu l’industrie de l’élevage de la crevette, a été décapitée; sa tête a été juchée sur un poteau pour mettre en garde les autres.
Pour expliquer les niveaux de dévastation humaine et écologique causée par cette industrie, nous devons commencer par le massacre de mangroves. Nous avons perdu presque un quart des forêts de mangrove de la planète. Les mangroves sont des habitats remarquables pour des espèces en voie de disparition comme le nasique ou même le tigre du Bengale. En 2010, un projet conjoint, rassemblant de nombreux organismes de l’ONU, a produit l’atlas mondial des mangroves. Son principal auteur, le scientifique Mark Spalding, décrit les multiples avantages de cet écosystème unique pour l’humanité :
« Les forêts de mangroves sont l’illustration ultime de la dépendance humaine envers la nature … Les arbres fournissent du bois d’œuvre dur et résistant à la pourriture et parmi le meilleur charbon du monde. Les eaux autour des mangroves abritent une multitude de poisson et de fruits de mer, parmi les espèces les plus dynamiques de la planète. De plus, les forêts de mangrove aident à prévenir l’érosion et freinent les dangers naturels comme les cyclones et les tsunamis—les mangroves sont des défenses côtières naturelles dont l’importance sera marquante lorsque les niveaux de la mer s’élèveront partout sur la planète. »
Nous perdons des forêts de mangrove au détriment du développement de deux secteurs, celui du tourisme côtier et celui de l’élevage de crevettes. L’élevage intensif de crevettes en Thaïlande s’est approprié la côte entière, des compartiments de fruits de mer jouxtant d’autres compartiments de fruits de mer. Avec la perte des forêts de mangrove, l’intrusion d’eau de mer peut aussi détruire les élevages locaux. La déforestation de mangrove a des répercussions négatives sur la pêche locale. L’eau salée a aussi contaminé les réserves en eau potable de villages laissant les villageois sans option de rechange. Les moyens avec lesquelles les gens se nourrissaient, soit par l’agriculture et la pêche à petite échelle, sont détruits.
Les compartiments ont des filets à fines mailles placés à l’embouchure de la rivière. On emploie souvent les enfants pour cette étape, soit celle de prendre le petit alevin. Les autres poissons dans les filets sont des captures accessoires, soit des poissons morts ou d’autres rejetés. Une fois que les alevins sont dans le bassin, des pesticides et des antibiotiques sont ajoutés sur une base routinière.
Les bassins sont utilisés de dix à quinze ans pour être abandonnés par la suite—une fosse salée et toxique où vivait jadis une forêt. Et l’industrie détruit plus de mangroves pour établir plus de bassins. Tout cela pour que vous puissiez manger toutes les crevettes que vous désirez au restaurant et que vous puissiez acheter des anneaux de crevettes bon marché pour vos soirées.
Voilà ce que je savais de l’élevage de crevettes dans les années 1990 lorsque le Sierra Club du Canada travaillait avec de petites ONG de l’Inde, du Honduras, du Bangladesh, de l’Équateur et de la Thaïlande pour sensibiliser la population à cette menace. Nous organisions des conférences un peu partout avec des militants du Sud pour parler de leur expérience auprès des Canadiens. J’avais l’habitude de me rendre à des rencontres internationales sur la biodiversité avec un petit contenant d’encre rouge et un tampon à l’effigie d’une crevette avec les mots « arrêtons le massage de mangroves ». Lors du cocktail, des crevettes d’élevage étaient inévitablement servies. Je distribuais les serviettes de cocktail que j’avais subtilisées la soirée auparavant et sur lesquelles j’avais imprimé mon message. Je croyais qu’il n’y avait pas de pire exemple de la cupidité et de la stupidité humaines qui bafouent les droits de la personne partout dans le monde et qui détruisent des écosystèmes si importants.
En juin de cette année, la situation a empiré. Un exposé a été publié dans The Guardian: « Globalised slavery: how big supermarkets are selling prawns in supply chain fed by slave labour. » (Esclavage mondial : la façon dont les supermarchés vendent des crevettes produites à la chaîne par des ouvriers esclaves)
Les crevettes des bassins sont nourries avec de la farine de poisson. Les poissons qui aboutissent en farine dans l’industrie de la crevette Thai sont attrapés à la chaîne par des hommes kidnappés que l’on vend à des propriétaires de chalutiers. L’exposé du Guardian n’est pas facile à lire. Vos cheveux se dressent sur votre tête quand les auteurs Kate Hodel et Chris Kelly décrivent la brutalité du traitement réservé à ces esclaves sur les chalutiers et les témoignages de meurtres fréquents en mer.
L’article cite Steve Trent de la fondation de justice environnementale : « Les supermarchés sont au courant de la situation », déclare-t-il. « Tout le monde sait ce qui se passe. Du chalutier à l’étagère des magasins, les supermarchés ont l’occasion d’arrêter tout ceci… En n’intervenant pas, ils appuient activement cette forme d’esclavage, et à l’opposé, ils pourraient travailler activement à se débarrasser de cette situation s’ils en avaient réellement le désir. »
Nous sommes bénis des dieux d’avoir des crevettes tachetées qui viennent de notre industrie des pêches locale. Les petites crevettes de Terre-Neuve et du Québec sont aussi de bonnes options, surtout depuis que la nouvelle technologie a réduit la mortalité accessoire. Mais je vous en prie, n’achetez plus jamais de crevettes Thai et dites à votre épicier pourquoi il devrait en faire autant.